vendredi 30 novembre 2007

Ces gens-là


Il y a des jours comme ça où, c'est vrai, le temps peut être moche. Si en plus votre amoureux est au loin, que tous vos amis sont morts ou partis en vacances, que vous avez lu tous les livres et trouvez (là la déprime prend le dessus) que la chair est triste, si la télé ne marche plus, le voisin (ou Voisin) est à l'hôpital, que le chat vous boude et que vous êtes vraiment isolé de tout… Ou alors, si vous êtes perdu, seul sur une île déserte de tout pirate des Caraïbes et que la mer ne trouve rien d'autre à vous recracher sur le rivage qu'un coffre plein de papier, de ciseaux et de photos, dans des cas comme celui-là, je suis d'accord : il faut réagir et ne surtout pas se laisser aller, il faut faire quelque chose. Je n'ai pas honte de le dire : si je me retrouvais un jour dans l'une ou l'autre de ces situations, moi aussi j'arriverais à faire une heure de bricolage!


Mais pas une soirée toute entière! Et surtout, je ne remettrais jamais ça!


Qu'est-ce peut bien pousser de grandes personnes de quarante, cinquante voire soixante ans à passer des soirées entières à taponner de petites étampes de caoutchouc, à poinçonner des trous en forme d'étoiles, à coller feutrines et gommettes, à sortir les crayons de cire crayons gels pour dessiner des petits flaflas sur des feuilles à motifs ?


J'admets que quand l'une ou l'autre de mes filles décide de sortir son attirail de bricolage et me demande de venir jouer avec elle, je m'y attèle moi aussi et qu'il me faut bien avoir l'air d'y prendre un peu plaisir, ce à quoi, en bonne mère consciencieuse, je m'applique de mon mieux mettant à profit le peu qu'on a su m'inculquer au cours d'art dramatique et qui me sert enfin en ces moment là (et un peu aussi lorsque je suis dans le monde et que je m'efforce d'y faire bonne figure).


Mais je suspecte fort ces gens-là de ne pas faire semblant du tout.


Vous trouvez peut-être que je médis, que je leur prête des intentions de façon tout à fait gratuite?


Détrompez-vous! J'ai pu observer plus d'une fois le comportement dégradant des scrapeurs (il y en a même dans ma famille – personne n'est à l'abri) et je vous le dis : c'est gens-là ne m'inspirent rien de bon.


Visite on ne peut plus traumatisante la semaine dernière au nouveau Omer de Serres de Gatineau. Quel affligeant spectacle, j'étais contente de ne pas avoir amené les enfants. Un vieux monsieur de 65 ans jubilait en essayant des ciseaux de plastique qui faisaient de la dentelle de papier pendant qu'une honorable mère de famille compulsait frénétiquement des cartes sur lesquelles étaient épinglés de moches autocollants de feutrine regroupés par thématiques (bébé, mariage, graduation…). Des tas de madames poussaient des chariots pleins choses innommables, des couples aussi qui avaient dû se dire qu'à deux, on forme un commando-choc mieux en mesure de prendre d'assaut le rayon des alphabets de bois ou des plumes teintes.

Beaucoup de mères avec leur filles, des femmes avec leur chum de fille, des profs de scrapbooking qu'on pouvait repérer d'un coup d'œil, quelques couples, quelques ados gothiques (???) quelques vieux monsieurs.


Tout ça occupait plus de la moitié de la surface du magasin où s'agitait 99,7% de la vie présente dans l'édifice, toutes formes confondues. Le reste du magasin était désert. On pouvait bien finir par y croiser un autre paumé au bout de quelques heures, mais tout était encore étincelant de propreté, rien n'avait encore été touché et on aurait pu croire que l'Homme n'avait pas encore mis le pied sur ce qui aurait pu passer pour une planète encore inconnue que Dieu aurait créée là, invisible à tous les autres, pour le seul plaisir de ses seuls élus, les fétichistes du matériel. J'vous dis pas, j'aurais pu me mettre dans le manteau au moins 10 pinceaux de kolinski à $300 chacun si j'avais voulu, personne ne s'en serait rendu compte tant les rayons qui m'intéressaient étaient vides de clients comme de vendeurs.


Mais revenons aux rayons de l'horreur. On entrait là dans un univers de cossins que l'industrie déployait pour le plus grand plaisir des scrapeurs : des boutons de toutes les couleurs, des pelotes de laine, des coquillages, des poupées de chiffon miniatures à coller, des minis cadres aux couleurs de l'arc-en-ciel, des imprimés en forme de fausses-découpures vintage : anges à trompettes, bébés joufflus, petits matelots et enfants au cerceau, belles dames bien en chair et tout sourire. Tout était désespérément cute. Des tas de reproductions miniatures de la Joconde, de la Création de l'homme, du Klimt, du Chagall, du Monet; pas de sexe, pas d'enfants faméliques, pas violence ni de sang.


Et pourtant, il y en avait, de la tension dans l'air. Comme le 23 décembre au centre commercial, et on pouvait sentir l'agressivité qui s'emparait des scrapeurs dans les rangées trop achalandées où ça se bousculait et s'arrachait des feuilles, des vignettes, des brillants et des collants. Le sang n'était pas loin de couler! Et c'était aussi bien clair que cette frénésie qui s'emparait de toutes ces grandes personnes qui n'en finissaient plus de saliver et de s'extasier devant des chaudières pleines de stylo-feutres, de petits pots de gels brillants, que ce qui se manifestait là, sous mes yeux ébahis, était sans nul doute l'expression d'une forme d'érotomanie ― perverse et peu commune, il est vrai, mais tout de même.


J'ai entendu un enfant qui pleurait – toute à son délire, sa mère avait dû l'oublier.


Y'avait trop de monde et j'ai eu la nausée, je suis sortie sans rien acheter (mais fait-il croire les fétichistes?) J'ai franchi les portes de la nouvelle succursale en me demandant si ce qui me restait d'humanisme en sortirait indemne. Et puis à peine dehors, je me suis dit que j'étais trop bête, que j'aurais dû en profiter pour me prendre au moins un pinceau de kolinski.


Faisant en moi-même quelques réflexions sur la bêtise de ces gens-là, heureuse que la folie m'ait épargnée, je pressai le pas : là bas, à l'atelier, une forme d'art plus haute et plus subversive m'attendait: la carte de Noël.

6 commentaires:

Caro et cie a dit…

Il est clair que le scrapbooking est une invention pour faire dépenser les gens... Et plus c'est à la mode (quoique dans mon cas, j'avoue que ce qui est à la mode ne l'est pas du tout) plus il y a une montée dans la consommation...

OUi, tu as raison.. c'est presque du fétichisme!! Parce qu'on s'entend que le scrapbooking peut se faire à partir de ce qui est disponible à la maison!!!!

J'adore ton billet et la prochaine fois contente-toi donc!! Pour ta plume je parle...lolol...

Encre a dit…

LOLOL, pour ça, aucune chance! Si j'étais professionnelle, ou s'il y avait du chef d'oeuvre dans l'air, je ne dis pas. Mais pour ce que j'en fais, je ne vais pas m'acheter des pinceaux à 300$ pièce en sachant que ça pourrait faire vivre une famille pendant un mois ailleurs dans le monde ;) Mais on peut trouver des pinceaux de martre (pas du kolinski) à des prix beaucoup plus raisonnables, des kolinski à bon prix sur eBay si on surveille ($30). Je beurre un peu épais lorsque je décris mes tendances fétichistes - y'a une bonne dose de théâtre la-dedans ;)

Pour le reste, je suis bien d'accord, on peut tout à fait faire sur scrapbooking avec des choses recyclées. C'est ce que fait ma soeur, et je n'ai rien vu d'aussi chouette que ce qu'elle fait(ok, je ne semble pas très impartiale, mais bon). Ce qui me scie, c'est de voir que l'industrie nous invite à acheter des boutons(ok, avec de belles couleurs vives et bien assortie)et autres gugusseries qui viennent de Chine dans des emballages de plastique alors qu'on en a plein les maisons, des satanés boutons. Mais bon, comme j'achète aussi des produits polluants (pigments de cobalt, cadmium), j'ai préféré terminer en me moquant un peu de moi.
Bonne journée à toi!

Caro et cie a dit…

Et c'est très divertissant!!!;-)

Ce Bref Réveil a dit…

La dernière fois que je suis entré chez O-D j'ai été fort étonné de voir comment avait évolué le papier construction de mon enfance, avant de réaliser que toutes ces paillettes visaient une clientèle adulte. Cela, plus que Nebruda, a ébranlé ma conception de l'art.

Merci de cette analyse si finement tournée.

Encre a dit…

LOLOL! Alors là, je peux vous certifier que vous ne trouverez jamais une seule reproduction de Nebreda chez OdS!

Anonyme a dit…

Merci d'avoir un blog interessant