J'aime les boîtes à thé, l'odeur du thé au jasmin, de la bergamote, les parfums d'agrumes et bien sûr l'odeur de l'herbe coupée, des violettes et de l'encre. J'aime les encriers, les jolis porte-plumes, les lavis d'aquarelle, le papier vergé, le crissement de la plume sur le papier, les boîtes de bois sculptées, les vieux bouquins joliment reliés, le vieux cuir ouvragé. Même si je ne sais pas coudre, j'aime les jolis paniers à ouvrage en osier, même si je n'aime pas en porter, j'aime les dentelles anciennes et les rubans de soie. J'aime fouiner dans les brocantes pour y trouver de jolies tasses dépareillées, de belles soucoupes de porcelaine.
Je l'avoue, je suis fétichiste.
Pourquoi la porcelaine devrait-elle me « parler » plus que le plastique, la dentelle plus que le nylon, le porte-plume, plus que le stylo feutre, sinon parce que ce sont pour moi des objets anciens que la nostalgie rend intéressants? J'imagine que mes petits-enfants contempleront en souriant les bébelles de plastiques que je dédaigne aujourd'hui.
Mon fétichisme est une forme de régression.
Je m'entoure de fétiches comme d'autres ont des amis imaginaires. Je n'en ai pas honte. J'assume mon infantilisme.
Peut-on vraiment renoncer aux délices de la régression? Les délices de l'oreiller et du duvet, le sommeil encore plus, tout cela est recueillement, régression. Le bonheur n'est-il pas toujours forcément une forme de régression, et donc de narcissisme?
Je l'avoue, je suis narcissique. Je ne m'en cacherai pas, je n'essaierai pas de ne pas l'être. De toute façon, j'ai parfois l'impression d'en émerger lorsque le désir semble m'éjecter la tête hors de l'eau, m'expulser hors du ventre maternel.
Le bonheur est peut-être incompatible avec le désir qui nous défait de nos liens, nous libère, nous éclate extatiquement vers l'avenir, lieu de tous les possibles, de la tentation, de la transgression. Là, nous nous renouvelons. On n'y trouve ni bonheur, ni plaisir, mais l'exaltation, l'ivresse, la joie.
Je passe de l'un à l'autre, je parais quitter l'un pour l'autre et ce va et vient me semble salutaire. Fuite en avant, repli sur soi, le danger ne serait-il pas de succomber entièrement à l'une de ces deux tendances?
Si on ne se satisfait pas de ces allez-retours, on peut encore lorgner du côté de ces lieux de convergence où bonheur et désir semblent se croiser, comme en ce jeu des possibles auquel on prend un évident plaisir : l'imaginaire. Ça devient parfois un refuge stérile, mais on peut aussi tâcher d'en tirer quelque chose, d'en faire quelque chose, selon qu'on choisisse d'aller de l'avant ou à rebours. Il y a encore nos enfants. L'amour qu'on leur porte est trop évidemment narcissique – mais peut-être pas exclusivement narcissique. Les enfants des autres savent aussi nous émouvoir, et nous faire espérer. Ils représentent pour nous ce lieu de tous les possibles, ne cherchent pas encore le bonheur. Et puis il y a encore nos œuvres, grandes et petites. On peut y goûter tout à la fois les joies de la création et les plaisirs de Narcisse qui contemple sa progéniture.
Et voilà que je me plais ce matin à interpréter toutes les pratiques des hommes, les croyances et les systèmes de pensée à la lumière de cette double tension du bonheur et du désir qui n'est elle-même, bien évidemment, qu'un autre fétiche. C'est que l'ordre me rassure. Par la mise en ordre, les choses et les idées se transforment en monde, deviennent mon monde, ma demeure narcissique, mon carré de sable. En cela encore, je rejoins le primitif qui reprend périodiquement le récit de création afin que le monde soit recréé, qu'il ne verse pas dans le néant. Bien plutôt : j'arrache les idées et les choses au chaos, je construis, j'institue le sens, je suis Dieu. Chaque fois que je mets en ordre, que je m'adonne à mes tâches ménagères, que je repense la disposition de mes fétiches, je savoure ma divinité, délicieuse régression.
Je me plais à découvrir brusquement que ce billet n'est en fait que la répétition insupportablement complaisante de ce que j'ai déjà lu tant et tant de fois. J'aime surtout l'idée que demain, un vent d'ironie aura soufflé sur tout cela, que ce billet me paraîtra ridicule et que j'en rirai.
Et puis que tout reviendra inlassablement, comme cela a déjà été le cas une infinité de fois.
4 commentaires:
"Et voilà que je me plais ce matin à interpréter toutes les pratiques des hommes, les croyances et les systèmes de pensée à la lumière de cette double tension du bonheur et du désir..."
C'est le texte miroir de Schopenhauer. Est-ce volontairement que vous avez substituez "bonheur et désir" à son "douleur et ennui"?
Non mais vous venez de me donner l'idée du prochain billet!
Bien mais il y aura des frais ;)
Les grands esprits se rejoignent! Allez voir la finale de mon dernier billet, vous verrez que j'ai pensé à tout et que la question des débouchés financiers y est abordée en toute transparence.
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