On n'a pas peur de faire du jogging au vu et su de tous et chacun même si on ne fracasse pas de records, même si on n'est pas coureur professionnel, même si on est simple débutant qui chausse ses souliers de course pour la première fois. Et pour peu qu'on persévère dans cette pratique, on nous accordera volontiers le titre de sportif. Parce qu'on conviendra facilement que c'est la pratique du sport et la passion pour le sport qui fait le vrai sportif, et je trouve qu'on a bien raison de concevoir les choses de cette façon.
Pour ce qui est de la pratique d'une activité artistique, c'est autre chose. Si bien que trop souvent, celui qui aime peindre, dessiner, écrire, composer restera toujours mortifié à l'idée de livrer au regard des autres des choses « qui, de toute évidence, ne sont pas à la hauteur », et ça lui prendra souvent une bonne dose de détermination pour ne pas reculer, pour persévérer au grand jour dans la pratique de ce qu'il fait, parce que dans ce domaine, on admettra rarement que la passion et la pratique fassent d'un individu un artiste comme cela pourrait en faire un sportif.
J'ai toujours été étonnée de constater l'âpreté et le dédain avec lesquels certains artistes professionnels défendent ce qui apparaît comme un titre réservé à quelques élus et que de ridicules usurpateurs s'arrogeraient en leur faisant toujours un tort considérable. Il est un calligraphe réputé qui ne cesse de tenir ce genre de discours. La hauteur et le mépris avec lesquels il traite tous les scribouilleurs qui n'ont pas trente ans de pratique et quinze ans de formation dans les grandes écoles virent à l'acharnement. Dans la même veine, on pouvait lire, l'an passé, dans une revue sur l'aquarelle, les propos méprisants du président d'une association pour la promotion de l'aquarelle (sic!) se lamenter haut et fort du tort que causaient aux vrais artistes la déplorable démocratisation du médium et l'émergence de ces légions de peintres du dimanche qui jettent le discrédit sur ce bel art. On se gausse de « celui qui croit tout savoir alors qu'il n'a rien appris », de sa naïveté, de ses ridicules prétentions.
Peintre, sculpteur, calligraphe, il semble que cela soit des appellation réservées aux artistes avant d'être des activités auxquelles chacun peut s'adonner. Que les bonnes gens s'amusent à rimailler, à peindre, à faire du théâtre d'été, soit! Mais de grâce, qu'ils le fassent en cachette, à l'abri des regards, dans leurs salons ou leurs greniers, et surtout qu'ils n'en parlent pas puis que cela ne mérite ni un regard, ni une oreille attentive. Passe-temps, divertissement, désennuiment, hygiène de vie à la rigueur.
D'un côté, l'Art qui se décline toujours avec un grand A et qui s'accroche à sa majuscule, de l'autre, l'hygiène, le divertissement. Si l'école ne considère les cours de musique, de théâtre et d'arts plastiques que comme des cours bouche-trous qui servent tout juste à remplir les plages horaires vides et à permettre à l'élève de se reposer un peu la tête entre deux cours « sérieux », ce n'est que la manifestation de cette idée selon laquelle ces pratiques ne sont pour nous que d'hygiéniques passe-temps.
(Juliette, je t'envie, tu n'as pas à te cacher et à surmonter le rouge qui te monte au visage lorsque tu enfiles tes souliers de courses. Et comme tu es plutôt sympathique, des fois je laisserais là mes ces plumes et pinceaux que j'ai l'outrecuidance ou peut-être le ridicule de posséder et j'irais faire quelques kilomètres avec toi ;-)
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« Alors, Léger-Léger, on me dit que vous taquinez la muse à temps perdu? » disait à peu près en ces termes(1) je ne sais plus quel ministre ou haut diplomate à Saint-John Perse.On imagine aisément le ton narquois, le sourire en coin – l'amusement.
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(Moi à moi-même :) ―« T'as pas honte de mettre de telles choses en lignes, c'est ridicule, pathétique! »
(moi-même à Moi :) ― « J'ai fait ce que j'aime faire et je l'ai fait du mieux que je le pouvais alors ; je ne me mesure à personne. »
(Moi à moi-même) ― « Tout de même! Du devrais effacer ça et ça et ça du blog, au moins! »
(moi-même à Moi) ― « Comme Femme libre assaillie par le doute, je persévère! Je continue ce satané cours de yoga à mettre en ligne ce que je fais et je n'écouterai pas la voix de monsieur M. les discours fascistes, les chiens de gardes qui font mine d'être subversifs et qui protègent des titres. »
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Hier, Moi parlait vraiment très fort, et j'avais du mal à lui tenir tête.
Mais lorsque cela se produit et que je lis les commentaires que vous me laissez en passant, cela m'aide à persévérer et à ne pas me déclarer vaincue par ces scrupules qui m'assaillent périodiquement. Il y a des gens pour regarder ce que j'ai envie de faire et de donner à voir, je respire au grand jour. Pas besoin d'un vaste public, simplement de sortir du placard. C'est génial.
Cela m'aide à retourner à mes petites affaires. À faire mes petites affaires.
Et puis, je pense aux Grecs (c'est mon côté pompeux, on ne se refait pas) pour lesquels ces disciplines que nous qualifions d'artistiques n'étaient pas des chasses-gardées de grands génies ou de corporations mais essentiellement une poïesis, un « faire », une praxis, une activité de transformation. Je n'ai ni la prétention de faire de l'Art, ni celle de créer (ce serait bien naïf), mais je peins comme je le veux et je refuse de céder à la tentation de m'en cacher, je revendique le droit de le faire au grand jour et de me dire calligraphe ou peintre comme d'autres se disent sportifs, sans prétentions mais sans avoir à me justifier non plus. Ma passion et ma pratique sont à mes yeux des justifications suffisantes.
Discours naïf et prétentieux? J'assume.

PS. Comment ne pas admirer Solange qui réalise chaque fois un beau doublé en ayant le front de nous offrir ses pastels et ses poèmes! Faut le faire!
PPS. Le libellé de ce billet? Perversions innommables, pardi! ;-)
- Trop paresseuse pour retrouver la citation exacte, je la redonne à peu près.
Ajouts du lendemain matin.
Hier, j'étais assez contente de ce billet, mais ce matin, je me demande s'il est et sera bien interprété. L'Encrier, qui me connaît, c'est bien amusé à le lire et a beaucoup ri, mais les gens semblent inquiets et cherchent à me rassurer dans les commentaires...
Je ne pars en guerre contre personne, je remets en question une attitude qui me semble dommageable et je combats des démons intérieurs. Je le fais en m'amusant, ce billet, je l'ai écrit en riant. Que cela soit clair : je ne joue pas au grand artiste incompris, je ne suis pas en mal de reconnaissance et je ne réagis pas émotivement à quelque chose qu'on viendrait de me dire. Et mes propos ne visent personne en particulier non plus (si, tout de même, j'ai cité deux personnages ;-) Je me questionne sur notre rapport à l'art, un rapport de sacralisation que je remets en question en interrogeant les motivations et les effets de cette sacralisation.
Ceci dit, je ne méprise pas ni ne tienne pour rien l'investissement considérable d'artistes qui se donnent à fond à une formation rigoureuse! Je n'ai pas l'intention de devenir le nouveau monsieur Jourdain et je ne pense pas qu'en art, tout se vaut. Je conçois très bien que le parallèle que j'ai fait en début de billet entre la pratique du sport et l'activité artistique soit discutable. Il relève en partie de la rhétorique. Il est heureux que le travail des meilleurs soit pleinement reconnu et je ne serai pas de ceux qui refusent de dire qu'en ce domaine, tout n'est que pure appréciation subjective. Mais la reconnaissance des meilleurs ne doit pas devenir terrorisme ou censure. Et je me demande si parfois, il n'y a pas un peu de cela.
Just my two cents ;-)