jeudi 3 janvier 2008

L’extrait du jeudi soir


Un autre billet à quatre mains : la Note de jeudi soir de Cloudy m'a rappelé un de mes extraits fétiches, un passage du « Chant de minuit » dans Ainsi parlait Zarathoustra extrait de Nietzsche.



Toute joie veut l'éternité de toutes choses, veut du miel, du levain, veut un minuit ivre, veut des tombes, veut la consolation des larmes sur les tombes, veut le flamboiement d'un couchant d'or,

que ne veut-elle pas, la joie! elle est plus altérée, plus cordiale, plus affamée, plus terrible, plus intime que toute douleur, elle se veut elle-même, elle se mord elle-même, la volonté de l'anneau lutte en elle, ―

― elle veut l'amour, elle veut la haine, elle est trop riche, donne, gaspille, mendie pour que quelqu'un la prenne, remercie celui qui la prend, elle aimerait bien être haïe, ―

― elle est si riche, la joie, qu'elle a soif de douleur, d'enfer, de haine, de honte, d'infirmité, soif du monde, ― car ce monde, oh vous le connaissez!

Hommes supérieurs, c'est vous qu'elle désire, la joie, l'indomptable, la bienheureuse, ― elle désire votre douleur, hommes manqués! Toute joie éternelle languit après les choses manquées.

Car toute joie se veut elle-même, c'est pourquoi elle veut aussi la peine! Ô bonheur, ô douleur! Oh brise-toi, cœur! ô hommes supérieurs, apprenez-le, toute joie veut l'éternité,

― la joie veut l'éternité de toutes choses, veut la profonde, la terrible éternité!


F. Nietzsche, Chinois de la Chine imaginaire.


(Ainsi parlait Zarathoustra, dans l'inégalable traduction de Marthe Robert, Union générale d'éditions, pp. 305-306)


C'est un magnifique billet pour commencer l'année, non ? même si ce n'est pas moi qui l'ai écrit ;)


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je ne suis pas fan de Nietzsch (en plus, je sais jamais l'écrire son fichu nom !)néanmoins, je trouve cet extrait très beau, en effet !

Encre a dit…

Cloudy, je suis d’accord pour affirmer que Nietzsche pris au pied de la lettre, littéralement, est exécrable. Mais il avertit régulièrement ses lecteurs qu’il y a plusieurs niveaux d’interprétations dans ses livres, et que le premier niveau d’interprétation manque le bateau. Comme Descartes, il avance masqué. D’ailleurs, si on s’arrête à ce sens littéral, on ne comprend plus les contradictions infinies dans lesquelles il semble s’enliser (ex. la condamnation sans équivoque des antisémite, l’éloge incroyable des juifs dans lesquels il salue les hommes les plus raffinés d’Europe et la préfiguration de l’homme d’Europe, son mépris pour la grossièreté allemande, etc.

Je ferai court, mais je crois qu’il faut voir dans « les faibles » et « les forts » des figues, des images/symboles de tendances au sein de la culture occidentale (tendances progressistes ou réactives) qui est son véritable propos. Il préfère souvent l’image au concept, l’ironie et le paradoxe au raisonnement rigoureux. C’est sa façon de prendre le contrepied du rationalisme qu’il veut dénoncer sans qu’on puisse lui faire reproche, comme on l’avait fait aux sophistes, de combattre le rationalisme à coups d’arguments, c'est-à-dire sur le terrain même du rationalisme, ce qui serait lui donner raison. Il adopte la tactique de Gorgias à qui on avait relaté comment Socrate avait mis en évidence l’absurdité de l’affirmation selon laquelle « la vérité n’existe pas », position qu’il est possible d’essayer de défende rationnellement sans se contredire soi-même. On rapporte que Gorgias avait balayé tout cela d’un grand rire. Il s’était ainsi situé sur un terrain autre que celui de la rationalité. C’est un peu ce que fait Nietzsche : il manie délibérément le paradoxe, l’ironie, et utilise images et symboles plutôt que des concepts clairs. Il se place ainsi sur un autre terrain que celui de Socrate/Platon. « Les forts », « les faibles », j’y lis des figures des attitudes actives ou réactives et, plus encore, de courants qui traversent nos sociétés et notre civilisation.

Mais il est vrai que sa sœur, qu’il détestait, s’est emparé d’un de ses manuscrits (publié sous le titre La volonté de puissance), l’a falsifié d’un bout à l’autre et l’a fait servir à la cause nazie. Dans les faits, N. n’avait que mépris pour ces antisémites. S’il est parfois dur envers les juifs, dans certains écrits, c’est qu’il nous place devant une figure culturelle : il faut y voir une représentation imagée du judéo-christianisme.