vendredi 14 décembre 2007

Exploration de la Chine intérieure






Un grand plateau de mer de collines de vapeur
Se déroule à l'épaisse embrasure des bleus
Du haut : telle une idée de la Chine intérieure
Se déroule une paix de soie et des villages
De zéphyr et parfois parmi le cours des âges
Ici et là un manteau d'ombres sur le cœur

Le rêve des odeurs de Dieu se lève

(Pierre Jean Jouve, Ciels, « Au jour » dans Œuvres, t. 1, Mercure de France, p. 733)


Après avoir gougueulé « Chine intérieure » et écarté les sites de géographie ou de tourisme pour ne conserver que les occurrences psychologiques, j'ai d'abord été un peu attristée de réaliser que je ne pouvais prétendre à la paternité maternité de la notion. Puis, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je me suis dit qu'on pouvait considérer la chose autrement et saluer l'universalité du concept. Gougeule, ce puits de savoir, nous apprend en effet qu'il y a un roman de Bauchau Henry intitulé La Chine intérieure, qu'il y a une Chine intérieure de Pierre-Jean Jouve et de Victor Segalen.

Cette universalité s'est pourtant avérée, au bout du compte, toute relative, puisque la lecture de quelques pages suffit à nous faire comprendre que B. Henry a eu comme analyste la femme de Pierre-Jean Jouve et qu'il a écrit une série d'articles sur le poète. Celui-ci a été lui-même marqué par Segalen.

J'avoue avoir été un peu sidérée en découvrant tout ça, par ce que ça s'adonne qu'on a justement les œuvres complètes de PJJ à la maison. Mon conjoint est atteint d'un fétichisme du livre aigu qu'il n'avouera jamais, ce qui explique qu'on a ici bien des choses qu'on ne trouve à peu près nulle part ailleurs. Il y a quelques années, l'Encrier me lisait au lit, de sa belle voix chaude et comme lui seul sait le faire, la poésie érotico-mystique de PJJ. À chacun ses perversions. Mais à vous avouer ça, j'ai du coup l'air d'être une aussi vile plagiaire que l'élève x. Et si j'avouais qu'à 20 ans, j'ai été assez marquée par l'incriminante lecture du recueil de Stèles, le recueil de Segalen, ça n'aiderait pas à vous convaincre de mon innocence.

Cependant, si influences il y a eu, elles ont été inconscientes : j'ai beau lire et relire les passages de PJJ qui m'incrimineraient, ça n'éveille en moi aucun souvenir. Mais bon, je suis peut-être une de ces plagiaires pathétiques qui nie toujours tout jusqu'à la fin, à vous de voir.

En tout cas, ma Chine intérieure n'est pas aussi artistique, littéraire ou métaphysique que celle de PPJ. C'est tout juste un petit bazar intérieur où je respire un peu parce que le vide n'y est jamais encombré de rien ni de personne (misanthropie, quand tu nous tiens!) C'est aussi un fatras d'objets, d'odeurs, de couleurs, d'impressions, de clichés par où je m'évade de mon quotidien. Ne voyez pas là de contradiction insurmontable : Lao-tseu le dit bien, et c'est fort commode : l'opposition des contraires n'est qu'illusion! Tout va donc toujours bien dans le meilleur des mondes dans ma Chine intérieure où le temps s'écoule sans contrariétés. C'est pourquoi elle est si apaisante. J'y suis l'Un où se réconcilient les opposés (Héraclite, fragment X). Là, vivante, je touche la mort; éveillée, je touche le dormant (fragment XXVI).

Cette Chine intérieure a des frontières assez floues. Elle englobe par moments le Japon (quand la fureur du zen me tenaille), s'étend parfois jusqu'à l'Inde (lors de mes minutes bouddhistes). Certains jours, elle s'étale sur ma feuille de papier où elle coule en grandes taches d'encre noire.

La conformité à ce qu'il est convenu d'appeler le « réel » n'a aucune importance. Ma Chine imaginaire n'est jamais surpeuplée, c'est un vaste désert ponctué d'oasis où les hommes sont sans visages et où les choses sont à l'honneur. Les fleuves qui la traversent ne sont jamais sales et si l'odeur de jasmin est partout poussée par le vent du Sud, ça ne sent jamais le poisson. Là j'invente tout, là se déploie mon monde et je m'y contemple dans mon œuvre. Je me dis alors que « tout cela est bon » et ça me change drôlement du commerce quotidien qu'il faut bien entretenir avec tous les pas-contents de cette terre, ces ingrats qui m'abreuvent de leurs récriminations quotidiennes à cause d'un toast mal beurré, d'une erreur de calcul de $1.42 que me reproche le ministère du revenu, d'un chandail rose-Barbie qui aurait dû être rose-princesse parce qu'aux dernières nouvelles, F2 n'aime plus le rose-Barbie (« c'est laid! »), d'un zéro pour lequel une copieuse récidiviste qui vient pleurer toutes les larmes de son corps dans mon bureau, du manque de temps pour tout faire et voilà que le chat m'en veut parce que je ne le flatte pas pendant qu'il mange…


Je te salue insuffisance! Je te reçois incompétence
Dont l'âme éperdue et navrée est la feuille déshabillée d'un arbre plus vieux que mon cœur
Je te salue ô sacrée! Qui retiens l'univers sacré dans une caresse de ruelle
Savante d'univers entier!

(PJJ, Ode, « Antistrophe II », IV)


Dans ma Chine intérieure, nul ne me reproche quoi que ce soit. Des armées d'ingénieurs et d'esclaves coulent des cloches de bronze monumentales. Invisibles et toujours silencieuses, elles sonneront bientôt pour ma plus grande gloire. Cela ne durera qu'une seconde et pourtant, l'éternité des mondes passés et à venir s'écoulera pendant le tintement unique des grandes cloches.


Là, dans ma Chine imaginaire, je vais lorsque j'ai besoin de vent et de lumière, chaque fois que je veux mieux respirer.


Au bout du petit nuage de vapeur qui s'échappe de la théière, une fenêtre s'ouvre sur le vide. Je la pousse et j'entre,

je me vautre là dans le rien-du-tout.




Je me soumets tout à la fleur sortie sans couleur ni parfum
Ni tige ni croissance ni vie ni sève ni amour ni sang
De la viduité dorée et de la pure émanation et de la vraie adoration
Qui est sous la lumière fauve la consommation du Rien :
Par lequel Dieu m'a rejoint sur mon faible passage éphémère.

(PJJ, Epode)






PS. Le Philémon de Fred est, bien sûr, un autre grand explorateur de la Chine intérieure. Il croyait avoir découvert les lettres de l'océan Atlantique, mais en fait...

2 commentaires:

Ce Bref Réveil a dit…

C'est une bien belle muraille de votre Chine intérieure que vous nous dressez là.

Je ne savais pas qu'Héraclite était Chinois de la Chine intérieure ;)

Encre a dit…

Hé oui! C'est un secret que je viens tout juste de révéler au monde. On s'instruit ici, non?
Merci pour votre commentaire :)